Honneur aux lycéens
Il faut se rappeler!
( repris dans le blog de Laurence De Cook su 8 déc 2018 )
Les images de l’arrestation de 150 jeunes à Mantes resteront. Elles sont indélébiles. Les lycéens en manifestation les ont détournées avec intelligence et brio.
Je crois simplement que nous avons choisi de l’ignorer mais qu’elle s’est rappelée à nous avec la force de l’image. En 2005, au retour d'un match de foot, Zyad et Bouna, deux adolescents de Clichy ont préféré fuir un contrôle de police et se sont électrocutés à mort ; quel niveau de trouille peut bien pousser deux enfants à risquer la mort plutôt qu’un contrôle de police ?
Grand bien leur en fasse ; ces images les salissent à jamais tout comme elles salissent ceux qui les ont soutenues et justifiées. Mais, plus grave, les faits eux resteront marqués dans la tête de ces enfants à genoux, mains sur la tête, humiliés comme jamais.
Les faits laisseront des traces dont nous ne mesurons pas l’ampleur et les effets. En attendant Les lycéennes et lycéens en manifestation ont préféré détourner le symbole pour le renvoyer à la laideur des visages haineux de la République. On l’a dit souvent, la jeunesse est belle.
Hier, ils ont crié leur fierté en reprenant la libre possession de leurs gestes : à genoux, mais debout, leur dignité jetée à la face de leurs bourreaux.
Car la terreur ne gagne pas toujours et c’est heureux. Quelque part on se dit, nous qui les avons en cours ces jeunes, que nous avons bien réussi quelque chose : une éducation politique. Qui n’est pas enseignant ne peut mesurer l’effroi que ces images de Mantes produisent chez nous qui accompagnons les jeunes quotidiennement dans l’apprentissage de savoirs critiques, émancipateurs.
Nul angélisme ici, des élèves violents, décrocheurs, insaisissables, nous en avons tous eus. Nous avons connu les classes revêches, le sentiment d’impuissance et d’inutilité qui submergent l’enseignant dépassé par la tâche. Et pourtant nous sommes nombreuses et nombreux – et je crois même que nous sommes une grande majorité – à ne pas supporter que l’on court-circuite notre fragile tâche par des excès d’autoritarisme et de répression bien burnée.
Nous ne le supportons pas car elle nous humilie à notre tour. Et la petite phrase du vidéaste amateur en témoigne : « Voilà une classe qui se tient sage, je pense qu’ils n’ont jamais vu ça, on va faire voir ça à leurs profs ». Ils ont donc aussi voulu s’adresser à nous, et nous faire prendre la mesure de leur efficacité à soumettre nos élèves comme des criminels, menottés, face au mur, sommés de regarder droit devant ».
Ils ont cru sans doute que nous allions applaudir, remercier, fondre en larmes de gratitude. Mais c’est toute une profession qu’ils ont piétinée. Nous n’oublierons pas non plus.
Ce n’est pas la première fois que la jeunesse est maltraitée dans ce pays. On franchit un palier dans l’ignominie, c’est tout. Je ne suis même pas certaine que cette scène soit particulièrement inédite, ses protagonistes semblaient tellement gonflés d’arrogance et le préfet assurait quelques heures plus tard qu’il s’agissait là d’une procédure habituelle.
Personne n’a pour l’instant répondu à cette question au sommet de l’État. Les enfants des quartiers populaires subissent quotidiennement ces répressions ; il faut le dire et le rappeler encore et encore ; surtout contre ces bonnes âmes de plus en plus nombreuses qui montrent du doigt celles et ceux qui luttent contre ces violences et les décrivent en pyromanes quand ils sont en réalité ceux qui protègent les quartiers d’éruptions beaucoup plus dangereuses.
Maintenant c’est l’ensemble de la jeunesse qui est en ligne de mire, et ce depuis plusieurs années. Peut-être depuis ce jour, sous le gouvernement Valls, où des lycéens de 15 ans ont été violemment frappés devant leur lycée (Bergson) au début du mouvement contre la loi travail. Aujourd’hui donc ce sont nous, les enseignants qui croyons en l’intelligence de nos élèves et qui les formons quotidiennement aux valeurs de la démocratie, qui sommes montrés du doigt comme les nouveaux cracheurs de feu de la République.
Il faudrait dissuader les jeunes de s’organiser, de manifester. Mais depuis quand sommes- nous devenus les gardiens d’une démocratie qui ne serait que des incantations vides ? Peut-être depuis que l’institution a décidé de pilonner elle-même tous les espaces d’une possible conscientisation politique de la jeunesse : à commencer par des salles dans les lycées pour accueillir les AG ; mais en passant aussi par la suppression de programmes soucieux de pluralisme et des apports des sciences sociales : en Sciences économiques et sociales, en histoire et géographie par exemple.
Peut-être aussi depuis que circulent ces petites formules venimeuses et perfides à chaque début de mouvement :
« Ils sont manipulés ; ils sont immatures, ils ne cherchent qu’une bonne raison de ne pas aller en cours, ils veulent en découdre… ». Ainsi donc nos lycéens seraient bien trop jeunes pour penser politiquement leur destin mais déjà bien assez matures à 15 ans pour choisir doctement leur orientation professionnelle comme les y enjoint l’infâme réforme du lycée.
Allons… mascarade que tout cela. La vérité, c’est que se joue, dans chacune des disqualifications des mobilisations de la jeunesse, la dénaturation de la démocratie muée en société d’ordres dans laquelle les inégalités qu’elle ne cesse de reproduire sont les garantes de sa perpétuation ; une démocratie dont il faudrait faire oublier les fondements aux générations futures en crachant sur leurs intelligences individuelles et collectives. La vérité surtout, c’est que nous continuons et continuerons, nous enseignantes et enseignants, à nourrir cette intelligence parce que c'est notre carburant.
Et alors nous montrerons à la police et à ceux qui la commandent cette image qui prouve que nous avons raison de nous accrocher. Et alors nous leur dirons :
« Ils n’ont jamais vu une classe comme ça »