Pour les hommes gendarmes, les affaires de violences conjugales, ça relève presque de la gaudriole. PIERRE PÈRE DE CÉCILE
Cécile, tuée par son ex-mari... après 22 dépôts de plainte
C'est la 97e femme victime de féminicide en 2020, Cécile, 44 ans, avait alerté à de nombreuses reprises la gendarmerie... qui refusera même d’enregistrer sa 23e plainte. Son histoire illustre de manière dramatique les difficultés de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes,
« Trop de violences », finit-elle par lâcher sans plus s’attarder, lorsque cette commerçante s’étonne de la voir sans son mari. C’était il y a deux ans. À 42 ans, Cécile Piquet avait pris la décision de retourner chez ses parents avec ses trois filles, pour échapper à un mari devenu trop brutal.
Longtemps, elle a cru que les choses allaient s’arranger. Qu’il reviendrait à la raison et guérirait de ses mauvais démons. D’autant que le couple avait fondé, quelques années auparavant, à Domont (Val-d’Oise), « Verte Entreprise », une société employant 19 salariés qui gère les espaces verts de collectivités et de professionnels sur toute la région Île-de-France. Une affaire florissante, portée à bout de bras par cette ingénieure paysagiste. Ce sale jour du 28 novembre 2018, dans l’entreprise où ils travaillaient tous les deux, il la bat, la jette violemment à terre et la traîne dans les escaliers. Cécile n’hésite plus. Il faut fuir, sauver sa peau.
Des détonations, comme des pétards »
Deux ans plus tard, le 17 décembre 2020, l’entreprise familiale va faire la une des journaux. Il est environ 18 heures lorsque Dominique Guyard, 58 ans, pénètre dans les locaux. Quelques minutes se passent avant que les secours soient alertés, à la suite de plusieurs coups de feu tirés.
« Des détonations, comme des pétards », se souviennent les voisins. On pense d’abord à une rixe. Mais la gendarmerie de Domont avait été contactée quelque temps plus tôt par une femme, pour des faits de violence avec arme commis par son ex-conjoint.
Dans la foulée, les forces de police finissent par apprendre que le forcené s’est retranché dans les locaux de la société et a pris en otage deux employés, ainsi que son ex-femme. À 21 heures, le quartier est complètement bouclé, les drones de la gendarmerie survolent la zone.
Le GIGN est en attente d’intervention. Un robot envoyé en repérage permet de découvrir les corps de la femme et de son ex-conjoint. Ce jour-là, Dominique Guyard s’est donné la mort après avoir blessé deux des employés – dont un grièvement – et tué sa femme. Fin de l’histoire.
Mais qu’a-t-il bien pu se passer pour que Cécile alourdisse la sombre liste des féminicides ? Elle serait la 97e femme tuée par son compagnon ou ex-compagnon en 2020. Il faut remonter le temps, écouter les parents de la victime, pour tenter de comprendre l’inexprimable.
Mauvais casting
Il fait gris et froid ce dimanche matin. À la porte de l’imposante maison bourgeoise du siècle passé, une fillette interroge : « Vous êtes qui ? » Une voix lui dit de nous laisser entrer. Le grand-père est assis à la table de la cuisine, où un chat insistant réclame sa dose quotidienne de caresses.
L’homme explique d’emblée : « Nous avions peur pour les enfants, mais jamais jamais nous n’aurions pensé qu’il irait jusqu’à la tuer. » Pierre Piquet s’excuse presque de prendre de notre temps un dimanche.
L’homme, 80 ans, ancien médecin hospitalier et expert près la cour d’appel, assure qu’il n’a rien de plus à dire que ce que les médias ont déjà écrit. Après tout, ce qu’il pourra bien raconter ne fera pas revenir sa fille. Sauf que la colère, la révolte sont toujours là. « J’ai échoué, elle est morte… » souffle-t-il.
Mauvais casting : C’est à peu près en ces termes qu’il définirait la rencontre entre sa fille et cet homme, qu’il n’a jamais réussi à apprécier. « Dans les années 2000, elle était élève ingénieure dans une école de paysage. C’est là où elle a fait sa connaissance, lors d’un stage. Lui, son maître de stage, était divorcé et père de deux enfants. Nous avons découvert par la suite que c’était déjà lié à des faits de violences. »
Cécile n’a d’yeux que pour lui et l’assure à ses parents : elle file le parfait amour. Mais, ces derniers ne voient pas cette union d’un si bon œil. « Il avait déjà un penchant pour l’alcool », se souvient Pierre. Avec sa femme Véronique, ils essaient de tout faire pour la dissuader. En vain. S’ensuivra un an de brouille, où ils n’auront plus de contact avec leur fille. Jusqu’à la naissance de son premier enfant. « Nous nous sommes forcément rapprochés », raconte le père. Mais « on a toujours su que ça tournerait mal, on a tout essayé pour la sortir de là », soupire Véronique.
Menace de mort
En 2014, tout se dégrade. Pas un soir sans qu’il rentre à la maison complètement ivre. Cécile veut pourtant y croire. Elle s’occupe avec énergie de l’entreprise et « elle entend coûte que coûte continuer, se souvient son père. Il fallait que ça marche ». Cécile se réfugie dans le travail. Lui, cogérant, s’implique de moins en moins. Ses salariés se souviennent d’un homme brutal, maltraitant envers eux. Pierre remarque le comportement de plus en plus anormal de son gendre. « Il passait de phases d’extrême violence à des périodes de mutisme. Il pouvait se murer dans le silence des semaines entières, ne plus voir personne », se souvient-il. L’ancien médecin en parle à un collègue psychiatre, qui conclut à un état de démence aggravé. En 2016, le mari violent menace de mort Cécile et son père.
La gendarmerie refuse d’enregistrer la 23e plainte
Début 2019, la demande par Cécile d’une ordonnance de protection est classée sans suite. Comme le couple ne vivait plus ensemble, le juge des affaires familiales a estimé que Cécile ne courait aucun risque.
Lui, de plus en plus imbibé d’alcool, ne travaille plus dans la société. Comme il détournait l’argent, le tribunal de commerce révoque le dirigeant qu’il était. Cela ne l’empêche pas de passer régulièrement pour déverser son lot d’insultes et de menaces. À deux reprises, en 2019 et 2020, il est condamné pour violences sur son épouse.
Il écope de trois mois ferme, qui se transformeront en un aménagement de peine avec des mesures de protection. Mais il ne porte pas de bracelet anti-rapprochement.
« Il n’avait pas le droit d’approcher Cécile, explique le père. Ce qui ne l’a pas empêché de le faire. Nous vivions un enfer, cadenassés dans la maison. Cécile, elle, avait surtout peur pour ses enfants. » Il faut dire que, deux ans auparavant, Dominique Guyard avait kidnappé ses trois filles.
Ce n’est pas la police qui les retrouvera, mais Pierre, grâce au numéro de la voiture d’entreprise : « Cécile était à l’agonie. Elle pensait qu’il les avait tuées. Durant quatre jours, les filles ont été battues. » Le juge aux affaires familiales lui retire les droits de visite.
Pendant deux ans, Pierre accompagne sa fille tous les jours sur son lieu de travail. « Pour l’avoir défendue une fois contre les actions violentes de son ex-époux, j’ai fait de la garde à vue. Moi, à 80 ans… » Il en rirait presque, si la situation n’était si dramatique.
La gendarmerie refuse d’enregistrer la 23e plainte de Cécile. « On nous a dit qu’on nous avait assez vus. Que si nous avions peur, je n’avais qu’à engager un garde du corps. » Pierre ne se laisse pas démonter. Il écrit au procureur.
Aujourd’hui, il peste contre les manquements de la justice, ceux des forces de police : « Aller à la gendarmerie était devenu insupportable. Le machisme y est présent jusqu’au sommet de la hiérarchie, et les femmes ont toujours tort. » De même, il avait bien averti que son ex-gendre avait un fusil, des munitions et pas de permis de port d’armes. « Les gendarmes l’ont cru sur parole lorsqu’il leur a dit qu’il avait perdu l’arme. » Celle-là même qui tuera Cécile.
Pierre et Véronique ont entamé des démarches afin de placer les trois filles de 9, 12 et 14 ans sous leur tutelle. Rien n’a été proposé aux enfants pour leur venir en aide. Ce sont les grands-parents qui ont fait appel à un psychologue.
« Elles sont dans le déni. Elles réclament leur mère tous les soirs », soupire Pierre.
Lui et sa femme s’inquiètent pour leur avenir, eux qui ne sont plus tout jeunes. « Quoi que nous fassions, elles paieront les conséquences d’un prix très élevé », s’attriste le grand-père. Après un long silence, il lâche :
« Vous savez, ça aurait pu être évité, tout ça. »
Nadège Dubessay