« CE QUI EST INQUIÉTANT, C’EST L’APPLICATION ACTUELLE D’IDÉES D’EXTRÊME DROITE »
Agrégée d’histoire et professeure à l’université de Lille, Emmanuelle Jourdan-Chartier est présidente de la section lilloise et membre du comité national de la Ligue des droits de l’homme (LDH).
* Liberté Hebdo. Après ces trois mois de mobilisation et le passage en force de la réforme des retraites, estimez-vous que nous sommes dans une vraie crise démocratique ?
* Emmanuelle Jourdan-Chartier. De mon point de vue, on assiste à une dérive extrêmement grave qui remet en cause le fonctionnement de notre démocratie. Le plus grave, c’est la lecture du pouvoir consistant à dire que la démocratie n’existe que par la légitimation des élections. Or, c’est bien plus que cela. Cette lecture très restrictive mène à des comportements qui posent réellement problème. Par exemple, le droit de manifester est piétiné ou en tout cas très restreint. C’est une délégitimation d’un droit fondamental.
* L.H. Comment expliquez- vous ce type d’atteinte aux droits ?
* E.J.-C. Ce grignotage des libertés, comme la liberté associative ou syndicale, est toujours présenté au nom de la raison d’État. Depuis des années, le pouvoir se justifie en invoquant le terrorisme. Cela continue. Ces dernières semaines, à l’occasion des affrontements survenus, à Sainte-Soline lors des manifestations contre les méga-bassines, on a entendu le terme « éco-terrorisme » pour délégitimer le combat des opposants. Tout cela me paraît très inquiétant. On en vient même maintenant à interdire les casseroles à ceux qui manifestent contre le gouvernement après la promulgation de la réforme des retraites !
* L.H. Comment en est-on arrivé là ?
* E.J.-C. Il y a eu un glissement notable depuis 2018. D’abord rhétorique, ce glissement a ensuite suivi plusieurs étapes législatives avec la loi Sécurité globale et la loi contre le séparatisme. La pandémie de covid a rendu possible l’accélération de ce phénomène. Le décret sur l’usage des drones durant les manifestations vient de paraître. A Lille, la Mel vient de voter le déploiement de la vidéosurveillance par algorithmes pour les manifestations sportives. Au plan national, c’est prévu pour les Jeux Olympiques de Paris. On sait que cela va s’étendre à tous les événements sportifs. C’est très facile à mettre en place (il n’y a pas besoin de nouvelles caméras) et les algorithmes détectent les comportements suspects. Nous serons tous suspects, c’est très problématique.
* L.H. La Première ministre vient de repousser l’examen du projet de loi Asile et immigration au mois de septembre. Mais le président Macron a précisé que ce projet ne sera pas découpé comme cela avait été évoqué, mais présenté en un seul texte. Ce texte est aussi une dérive contre les droits ?
* E.J.-C. Bien-sûr. Si elle es adoptée, cette loi va criminaliser les étrangers et va davantage précariser les personnes en situation irrégulière. Elle remet aussi en cause des droits fondamentaux comme le droit d’asile. Les recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) seront examinés par un juge unique. C’est un recul du droit. Les titres de séjour seront délivrés pour des personnes qui ont un travail. On ne considère plus celles-ci comme des personnes à part entière mais comme une force de travail.
* L.H. Mais encore une fois, comment peut-on expliquer ces dérives que nous constatons (utilisation de l’article 49-3 pour la réforme des retraites, usage de la force, restrictions de la liberté de manifester, etc.) ?
* E.J.-C. Avec la loi Asile et immigration c’est clair : le gouvernement chasse sur les terres de l’extrême droite en instrumentalisant la question de l’immigration à des fins stratégiques. Plus généralement, le pouvoir protège un système qui repose sur une répartition injuste des richesses. Ce système capitaliste ne peut survivre qu’en restreignant les libertés publiques.
* L.H. Pierre Rosanvallon estime que l’on est en train de vivre la pire crise démocratique depuis la guerre d’Algérie. Qu’en pensez-vous ?
* E.J.-C. Il a raison. Il dit aussi que la démocratie est sur une pente glissante et que, lorsqu’il s’exprime à la télévision, le président ne sait y mettre aucun point d’arrêt. C’est ce qui rend les perspectives très sombres.
* L.H. Où tout cela peut-il nous mener ?
* E.J.-C. Vers quelque chose de très dangereux. La loi Asile et immigration présentée par Gérald Darmanin pourrait être un projet de l’extrême droite. Quand le même ministre menace la LDH, il traduit les réticences du gouvernement envers les contre-pouvoirs.
La surdité du président et du gouvernement face à la mobilisation contre la réforme des retraites traduit un mépris des organisations syndicales et du peuple. Le risque de l’arrivée de l’extrême droite est réel. Mais ce qui m’importe au delà, ce sont les idées d’extrême droite. C’est ce qui est fait : les pratiques autoritaires, l’usage de la force, la stigmatisation des étrangers... On a l’impression d’une application des idées de l’extrême droite telles qu’elle les exprimait dans les années 80
1972 Naissance à Montpellier
1996 Enseigne l’Histoire à Lille, en collège puis en lycée
2000 Professeure d’Histoire à l’Université de Lille
2008 à 2017 Milite à la Cimade
2018 Membre de la LDH
2021 Membre du comité national de la LDH et présidente de la section lilloise