QUAND L'ENSEIGNEMENT SE HEURTE À LA MENACE EXTRÊME-DROITE
Les cagoulards des années 1930 seraient-ils de retour dans les quinquennats Macron de la cinquième République?
En décembre, deux événements dans le milieu universitaire du Nord ont dû être annulés ou reportés suite à des menaces émanant de l’extrême-droite. D’aucuns parlent d’entrisme dangereux.
La soirée du jeudi 08 décembre se voulait anti-fasciste. Le syndicat étudiant Solidaires avait organisé une soirée ciné-débat autour du reportage réalisé au bar lillois identitaire la Citadelle, « Generation Hate ». « On avait préparé cette soirée en septembre et un mois auparavant, on avait commencé à communiquer, indique Niel, militant de Solidaires Étudiants.
La salle a été réservée deux semaines avant. La rencontre devait avoir lieu à la Maison des Étudiants sur le Campus Cité scientifique, à Villeneuve d’Ascq. Mais le jour J, le syndicat étudiant reçoit un courriel de l’Université lui précisant que la soirée n’aurait pas lieu. « Le mail disait qu’en raison des risques de troubles extérieurs et de menaces, la projection est annulée, sans plus de détails », précise Niel.
Dans un communiqué de soutien publié le 22 décembre, la section Sud Éducation de l’Université de Lille regrette cette décision. « Par cette annulation et en empêchant que ce documentaire soit diffusé, l’Université de Lille fait le jeu de l’extrême-droite qui utilise les menaces précisément pour obtenir l’annulation d’événements qui lui déplaisent. De fait, l’annulation de cette projection constitue également une entrave à l’activité syndicale de Solidaires Étudiant.es », estime-t-elle.
Pour l’Université de Lille, il s’agissait surtout d’éviter tout risque « inutile ». « Depuis un certain temps, on remarque des difficultés dans l’organisation de quelques enseignements, note Étienne Peyrat, 1er vice-président à l’Université de Lille, historien et enseignant à Sciences-Po Lille.
La perturbation de la venue de François Hollande à Lille et la destruction de livres est quelque chose que nous avons tous en tête. » Et d’évoquer un ensemble d’éléments ayant conduit la présidence de l’Université de Lille à déprogrammer cette soirée débat. « La veille, il y a eu l’intervention perturbée du député LFI Louis Boyart et de son collègue à l’Université de Bordeaux.
Et le jour même, nous avons reçu des alertes de la part des services de l’État », explique Étienne Peyrat. En effet, le 07 décembre les députés Insoumis Louis Boyard et Carlos Bilongo étaient attendus pour une conférence à l’Université Bordeaux Montaigne. Une vingtaine de militants d’extrême-droite armés avait tenté de pénétrer. Les forces de l’ordre ont dû intervenir.
Pour éviter une telle issue, l’Université de Lille a préféré reporter la soirée débat de Solidaires Étudiants. « Un certain nombre d’éléments inquiétants circulaient sur les réseaux sociaux. Aucun dispositif de sécurité comme la présence d’un vigile n’était prévu ce jour-là. Pour éviter tout incident ou violence, nous avons préféré reprogrammer en janvier cette soirée », précise Étienne Peyrat.
Mais pour Sud Éducation, la question de céder aux sirènes de la menace extrême-droite se pose. « L’attitude de recul de la présidence de l’Université incite ces groupuscules à avoir d’autres demandes toujours plus pressantes. Si nous les laissons faire, ils s’infiltreront rapidement dans les programmes pédagogiques, les événements culturels et la liberté pédagogique des enseignant.e.s », écrit-il.
C’est la mésaventure à laquelle a dû faire face Sophie Djigo, professeur de philosophie au lycée Watteau de Valenciennes. Mais cela va au-delà de la simple mésaventure, car elle a reçu de nombreuses menaces de viol et de mort et subi un harcèlement en ligne.
Tout commence par un mail récapitulatif d’une sortie envoyé à ses étudiants en première année d’Hypokhâgne. « Dans le cadre d’un projet global de réflexion sur la frontière et d’initiation à la recherche de terrain, une demi-journée était prévue à l’Auberge des migrants à Calais. L’idée était d’appréhender la frontière comme objet international complexe et de rencontrer des associations sur place », introduit Sophie Djigo.
Cette sortie s’inscrit dans l’étude du chapitre de la liberté de Montesquieu. Le courriel passe alors dans les mains du réseau « Parents vigilants », proche de Reconquête !, le parti d’Éric Zemmour. D’ailleurs, ce dernier expliquait en septembre le but d’un tel réseau : « alerter sur tous les faits qui relèvent du grand endoctrinement. »
Dès lors, c’est l’emballement autour de cette sortie. « On a dit tout et n’importe quoi, raconte Sophie Djigo. Il faut ne jamais avoir mis les pieds sur un campement de migrants pour imaginer y amener 30 personnes. » Sur les réseaux sociaux, on l’accuse de tous les maux et... mots. Elle reçoit des propos injurieux, des menaces de mort. Ses prénom, nom, adresse professionnelle et lieu de travail sont dévoilés sur un site d’extrême-droite.
« Dans le contexte actuel avec le projet de loi sur l’immigration, il y a des positions qui finissent par s’exprimer avec une relative impunité sur la question migratoire. Cela devient très compliqué d’avoir une parole scientifique », assure-t-elle.
Les deux partis d’extrême-droite se fendent de communiqués de presse, de prises de parole publiques. Éric Zemmour parle d’un « scandale » et se réjouit, lors du meeting d’anniversaire de son parti à Paris début décembre de l’annulation de la « visite grâce à l’écho donné ». Pour Sophie Djigo, cette sortie est une aubaine pour un parti en perte de vitesse. « Il n’y a aucun fonds dans leurs attaques. C’est une instrumentalisation pour tenter de ressusciter un parti à l’agonie », analyse-t-elle.
Le rectorat de Lille apprend par la préfecture qu’il y a des risques sérieux. Des militants d’extrême-droite s’épanchent sur les réseaux sociaux et certains veulent empêcher les étudiants et leurs professeurs de monter dans le bus. La sortie est annulée pour raison de sécurité.
Le rectorat porte immédiatement plainte pour dénoncer cette situation d’intimidation et soutient la professeure. Sophie Djigo porte également plainte pour menaces et cyberharcèlement.
« Face à cette entrave, l’inspection a également réagi de façon claire et ferme, poursuit la philosophe. Ces méthodes sont celles du fascisme des années 30 et c’est inquiétant. L’enjeu du savoir est politique au sens noble du terme. C’est important de cultiver l’esprit des Lumières face à leur anti-intellectualisme, et leur position anti-moderne. La connaissance de la vérité est le fondement de la démocratie. » Mais elle le concède, la peur est encore là et enseigner s’apparente parfois à « aller au front ». « C’est dommage de ne pas pouvoir travailler de manière pacifiée », regrette-t-elle.
La sortie n’est pas reprogrammée. En revanche, les militants Solidaires Étudiants ont décidé de voir plus grand. « Leurs intimidations ont finalement donné une plus grande caisse de résonance à notre soirée, sourit Niel. On va l’organiser dans une salle plus grande et inviter des personnalités. »
Par Nadia DAKI